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Article Le Temps 8 mars
Philippe Zahno: «Les règles d’exportation d’armes suisses doivent être assouplies»
L’industrie de la défense boucle l’exercice 2022 sur le chiffre record de 955 millions de francs de ventes à l’étranger. Elle souhaite ne pas s’arrêter là et appelle à alléger la loi, comme l’expose Philippe Zahno, secrétaire général du Groupe romand pour le matériel de défense
La barre «du» milliard est presque atteinte: en 2022, les exportations de matériel de guerre suisse ont totalisé 955 millions de francs. En comparaison avec l’année précédente, la croissance se chiffre à 212,2 millions, rapporte le Secrétariat d’Etat à l’économie (SECO), qui délivre les autorisations. Sur les 60 pays acquéreurs, les cinq premiers rangs reviennent au Qatar (213,4 millions), au Danemark (136,2), à l’Allemagne (131,7), à l’Arabie saoudite (111,1) et aux Etats-Unis (61,5). Entretien avec Philippe Zahno, secrétaire général du Groupe romand pour le matériel de défense et de sécurité (GRPM).
Le Temps: Les exportations de matériel de guerre s’inscrivent en hausse de 29% sur un an, alors que la moyenne des exportations suisses en général ne s’élève «que» de 10%: l’année 2022 a été pour le moins fructueuse…
Philippe Zahno:Oui, et c’est très important. Nous plaidons depuis presque toujours pour que l’économie suisse de la défense puisse travailler sur trois piliers: les exportations, les commandes de l’armée suisse et les affaires compensatoires [mandats confiés par des fabricants étrangers qui ont décroché des commandes de l’armée suisse, ndlr]. Ces trois piliers sont nécessaires et ils dépendent les uns des autres. En effet, si nous n’exportons plus, nos volumes baisseront et par conséquent les prix augmenteront pour l’armée suisse lorsqu’elle commande du matériel. De même, si nous n’obtenons pas d’affaires compensatoires, nous ne bénéficions pas de transferts de technologies venus de l’industrie étrangère. En résumé, notre armée en profite, et partant notre sécurité en général.
L’année 2022 est synonyme du meilleur résultat des 40 dernières années. On constate en outre une stabilisation des chiffres à un niveau élevé depuis une quinzaine d’années. Quelles en sont les raisons?
C’est assez difficile à dire, et il peut s’agir de concours de circonstances. Je ne vois en l’état pas de lien avec la guerre en Ukraine, car de nombreuses commandes ont été passées il y a longtemps.
L’industrie d’exportation d’armes répète régulièrement que la loi est trop restrictive et met en danger sa pérennité. Au vu des résultats, l’affirmation paraît fortement exagérée…
Non. Les chiffres montrent qu’une part de marché supplémentaire est réalisable. L’économie suisse n’est pas foncièrement militaire, surtout en Suisse romande, mais a des compétences techniques pouvant servir dans la défense, et ce serait dommage de ne pas l’utiliser. Notre pays est neutre, il doit assurer sa défense, et pour cela nous avons besoin de maintenir un niveau élevé. C’est aussi une question de principe: notre économie est libérale.
Quel est le rôle joué par l’industrie romande de défense?
Les acteurs romands détiennent de grandes compétences dans de nombreux domaines. Ils fournissent les grandes sociétés alémaniques, qui ensuite déposent les demandes d’autorisation d’exportation auprès de la Confédération. Pour cette raison, nous n’avons pas de chiffres précis sur les résultats de l’industrie romande liés aux exportations de matériel de guerre.
En ce moment, le parlement débat des réexportations d’armes suisses en faveur de l’Ukraine envahie par la Russie, que le Conseil fédéral a refusées en invoquant la neutralité. Comment vous positionnez-vous?
Nous souhaitons assouplir les règles en vigueur. Mais ce n’est pas à l’économie de décider comment cela doit se faire. Le dernier mot incombe évidemment aux politiques: jusqu’où peut-on aller sans toucher au principe de neutralité? La neutralité peut être active, avec une interprétation politique qui complète les limites juridiques.
L’année dernière, l’industrie suisse de la défense a exporté pour 213 millions au Qatar, et 111 millions en Arabie saoudite, des pays controversés pour leur respect des droits de l’homme. Par contre, rien vers l’Ukraine. Une contradiction?
Non, ces deux pays ne sont pas en guerre, ou pas en conflit direct du moins, et les questions découlant de la neutralité ne sont pas les mêmes.
Les autorisations accordées pour ces deux pays tendent à démontrer que la loi est appliquée avec une certaine souplesse. Estimez-vous malgré tout que le corset législatif est trop serré?
Le corset est effectivement un peu trop serré. Nous avons besoin d’un organe décisionnel doté d’une marge de manœuvre, que ce soit le Secrétariat d’Etat à l’économie ou le Conseil fédéral. Les Chambres leur ont enlevé ce pouvoir, et nous souhaitons qu’elles reviennent sur cette décision.